Thème

Éloges de l'image manquante

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Dans un monde saturé d’images, certaines font singulièrement défaut. Cette édition de MOMENTA resitue ces lacunes dans une perspective historique. Depuis l’avènement et la propagation de la photographie et du film durant l’expansion coloniale des 19e et 20e siècles, un lien idéologique s’est tissé entre ces médias et la construction des récits dominants. Il est particulièrement manifeste dans la fabrique de figures de l’altérité – géographique, culturelle, raciale, économique – et dans certains angles morts de l’histoire. Les récits qui n’entraient pas dans le cadre ont été annihilés. Ainsi, lorsqu’elles n’ont pas été tronquées, ces parties de nos histoires ont tout simplement disparu. En focalisant sur ce qui se dérobe à la vue, les silences et les brèches dans les mémoires individuelles et collectives, Éloges de l’image manquante interrogera aussi bien les enjeux contemporains de l’image que les conséquences actuelles des dynamiques complexes de construction des récits. Quelles histoires sont racontées, comment le sontelles et par qui ?

Les subalternes peuvent-elles parler ? s’interrogeait la philosophe indienne Gayatri Spivak dans son célèbre essai. Plaçant cette interrogation au cœur de ses réflexions, la Biennale ouvre de multiples perspectives d’expérimentation et de spéculation autour de la nature, des usages et de la production de ces images manquantes. Dans les traces et l’écho de la pensée glissantienne, elle déploie son archipel de formes et d’idées à partir d’une constellation de sujets, de points de vue et de positions artistiques. L’engagement important envers les concepts de l’archive, du document, de la trace mémorielle et des mémoires des corps mettra en évidence leur potentiel comme répertoire de langages au sein duquel les artistes puisent pour interroger l’univocité des récits dominants. Leur réagencement des mémoires collectives et individuelles dans les récits contemporains vise à restaurer la voix de l’Autre, la mémoire d’autres savoirs, à en explorer les imaginaires et à éclairer les enjeux qui touchent aux mécanismes continus d’exclusion et de marginalisation. Comment se dire en ses propres termes et être sujet de son histoire au sein de sociétés où certaines communautés ont été dépouillées de leurs territoires, de leurs langues, de leurs cultures ou de leur humanité ? Liant la problématique des luttes collectives à celle de la formation de soi, les artistes proposeront une réflexion critique souvent inspirée par les concepts d’hybridation, d’infiltration, de fluidité, de fugitivité. Iels, elles et ils créeront les images émancipatrices de nouvelles narrations du vivant, mettant ainsi en lumière les récits personnels et les histoires collectives invisibilisées, minorées, marginalisées ou effacées.

Envisagée comme une assemblée qui tirera sa force de la coprésence active de tous·tes, l’édition 2025 ouvrira des espaces de dialogues, d’hospitalités et d’expression des luttes et des solidarités à l’intersection des pédagogies décoloniales, féministes et des savoirs ancestraux. Les récits et les gestes artistiques déployés par les artistes évoqueront le besoin vital de rassembler des voix et des narrations diversifiées et souligneront l’expérience transformatrice et réparatrice d’user des mots et des formes justes pour se dire soi-même. Faire les Éloges de l’image manquante grâce à la matière indocile de l’art invite à imaginer collectivement des manières politiques et poétiques d’habiter les impasses du présent en esquissant des passages vers l’avenir.

Commissaire invitée : Marie-Ann Yemsi

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Photo :  Daniel Nicolaevsky Maria

Marie-Ann Yemsi est curatrice, consultante en art contemporain et directrice du centre d’art de la Villa Arson à Nice (France) depuis septembre 2024. Diplômée en sciences politiques, elle porte une attention particulière aux productions théoriques, critiques et esthétiques du Sud global et développe des programmes artistiques multidisciplinaires à l’intersection des arts visuels, de la performance, de la danse, de la musique et de l’écriture. Ses projets sont particulièrement axés sur les pratiques artistiques collaboratives et les formes expérimentales, mettant en lumière les thèmes de la mémoire, de l’histoire, du genre et de l’identité en lien avec les enjeux politiques, sociaux et écologiques du monde actuel. Elle a assuré le commissariat de nombreuses expositions internationales dont, récemment, l’exposition collective Ubuntu, a Lucid Dream au Palais de Tokyo à Paris, et A World of Illusions de Grada Kilomba à la Norval Foundation au Cap, en Afrique du Sud. Lauréate 2025 de la Villa Albertine, prestigieux programme français de résidences aux États-Unis, elle présentera en 2026 une exposition et une publication nourries de ses recherches et de son travail avec des artistes contemporaines dans les archives de The Afro, l’une des plus anciennes et importantes archives de presse africaine-américaine conservée à Baltimore.